Ma toute première rencontre avec Gaël Faye remonte à ma rentrée de Seconde. Nouvel établissement. Nouvel environnement. C’est l’opportunité d’un nouveau commencement mais je me sens découragée. Comme si tout était à refaire, à reconstruire. Comme si l’on devait se réinventer en quelques sortes. La rentrée, l’insomnie de la vieille, la perspective de l’inconnu, la peur, l’appréhension. Comme si tout se jouait maintenant. Comme si la couleur de notre année reposait entièrement sur ces premiers jours, ces premières rencontres, ces premières impressions.
Bref, vous m’avez compris. Une rentrée scolaire. Tout ce qu’il y a de plus banal. Et une petite déprime. Parce que l’été, c’est quand même pas mal. Heureusement, mon amie Alix (toujours de bon conseil en matière de musique ou de cinéma) me partage cette chanson : Tôt le matin, de Gaël Faye. Ça devrait te remonter le moral Tessou.
Jamais entendu parler de ce type. C’est sûrement un message subliminal pour m’inciter à me lever plus tôt. Top. Merci Alix. J’enfile mes écouteurs et écoute ce titre qui devient, presque instantanément, ma chanson préférée de tous les temps. Alors en première merveille de la section Musique, je ne pouvais pas choisir autre chose qu’un focus sur son auteur et compositeur : Gaël Faye.
Gaël Faye sort son premier album en 2013 : Pili pili sur un croissant au beurre. Un titre complètement décalé, qui fait sourire et interroge. Cet album, c’est le travail de 10 ans de vie. Son premier titre A-France (condensé d’Afrique et France) nous parle de son sentiment d’écartèlement entre ses deux identités.
En effet, Gaël Faye nait à Bujumbura, la capitale du Burundi, d’une mère rwandaise et d’un père français. Dans ce premier album, Gaël Faye nous raconte son départ pour la France, à l’âge de 13 ans. Son exil. Sa fuite. En 1993, c’est le début de la guerre civile au Burundi. Et peu de temps après commence le génocide des Tutsis au Rwanda. Gaël et sa soeur, forcés de quitter leur terre natale, sont d’abord placés en famille d'accueil , et ils retrouvent par la suite leur mère à Versailles.
Gaël étudie au lycée puis en école de commerce, mais il y est malheureux. Son second titre Je pars est un rêve d’ailleurs. Une invitation à l’évasion. Et si on se réfugiait dans un autre monde ? Un monde où les enfants souriraient. Où il y aurait du soleil. Où la vie serait plus douce. “Je pars. Parti pour la vie. Je pars. Viens avec moi si t’as envie.”
Contre toutes attentes, ce n’est pas dans les Bahamas que Gaël s’en va, mais à Londres. Après son master en Finance, il travaille 2 ans dans un fond d’investissement. Slowoperation décrit cette lente prise de conscience : il n’est pas à sa place. Même à Londres, le sentiment de vide et de non-sens est toujours aussi présent. “J’ai jamais trop rêver d’avoir l’appart’ et la voiture. Je suis à coté de mes pompes, moi j’aime la gratte et les ratures”.
Qwerty. C’est la suite logique. L’affirmation du rêve : j’aspire à la vie d’artiste. Une ode au courage de bifurquer. De se réinventer. De devenir autre. Comment passer du rêve à la réalité. De Londres à Paris. D'un clavier Qwerty à Azerty.
Se produit alors un basculement dans l’album. Après Blend, on quitte Londres. Charivari, c’est Gaël en pleines possessions de ses moyens. Il rentre dans le monde de la musique avec tout son courage, avec toutes ses tripes. Fils du hip-hop, c’est un texte fleuve à travers lequel Gaël prête allégeance à sa culture. Celle du hip hop. Celle qui l’a sauvé. Métis, c’est une chanson remède. Hommage au métissage.
Et bien sûr, Président. Gaël y raconte l’histoire éternelle de ces dictatures africaines. De ces chefs qui restent au pouvoir pendant des années, et divisent leur population. Le dernier couplet est une prise de vue de l’intérieur. Prenant la forme d’une lettre d’adieu écrite par un homme qui se sait condamné. “Ma bien-aimée, j’écris cette lettre avec l’espoir que tu puisses me lire ; les hommes sont bêtes, l’Afrique est belle, ne fais pas l’erreur de la haïr…».
On découvre bientôt Petit pays. Écrite un été à Bujumbura, au bord du lac Tanganyika, ce titre rassemble tous les publics de Gaël Faye. Aussi bien français, que rwandais et burundais. “On fera trembler le sol comme les grondements de nos volcans. Alors petit pays, loin de la guerre on s’envole quand ?”
Petit pays, c’est d’ailleurs le titre que Gaël Faye donnera à son premier roman, paru en 2016. Livre qui sera ensuite adapté au cinéma. Que vous choisissiez de lire l’un, ou de regarder l’autre. Vous en sortirez bouleversé. Et si vous commencez par écouter la chanson, en voilà les premiers mots, extraits de l’hymne nationale du Burundi : “Gahugu gatoyi, gahugu kaniniya, warapfunywe ntiwapfuye, waragowe ntiwagoka…” (Petit pays, grand pays, on t’a froissé, mais tu es toujours debout.)
L’ambiance s’anime ensuite avec : Bouge a buja (bouge à Bujumbura). Ce titre, c’est la fête. La danse. La sueur. Gaël nous fait goûter aux saveurs de son enfance. À ses rumbas congolaises et au sebene (la partie dansante généralement à la fin des morceaux) avec ses guitares qui s’étendent et se rallongent à l’infini. “Bujumbura t’hésites encore ? Moi je te dis pas la peine. Tu vas aimer mon pays, de la colline à la plaine.”
Après cette parenthèse endiablée, Gaël rend hommage à ses parents qu’il n’a presque jamais vu ensemble. Pili pili sur un croissant au beurre, c’est une manière de les réunir. Une mère rwandaise et un père français. Un piment et un croissant. Une drôle de métaphore par laquelle Gaël les célèbre tous les deux. Et particulièrement le projet fou de son père. Un projet de tour du monde en vélo. Voyage qui l’amènera au Burundi. Voyage à l’origine de la naissance de Gaël. “Aucune écluse ne peut contenir les rêves, que le cœur transporte et pour lesquelles il crève.”
Enfin, Gaël Faye met un point final à son album avec L’ennui des après-midi sans fin. Ce titre, c’est un retour à l’innocence. Avant la guerre. Avant l’exil. Un retour à ces après-midis infinis. D’ennui. D’émerveillement. Celles qui nous manquent, une fois adulte. Celle où l’on découvre l’art de rêvasser, de créer, d’imaginer. À travers ce dernier titre, un hommage est rendu à ces journées d’enfants où tout se passe dans l’âme. À ces après-midis où le regard traîne. S’émerveille de détails. Des détails qui échappent trop souvent à nos yeux d’hommes pressés. “Rayon de soleil en suspension, filaments de poussière dans l’air, qui traversent le salon, pour zébrer d’ombres et de lumières."
Et il y a deux titres dont je ne vous ai pas encore parlé : Ma femme, et Isimbi (mes deux préférés).
Ma femme, c’est un éloge explosif. Une déclaration d’amour… pas comme les autres. C’est un texte fleuve, rythmé, dynamique. Les mots affluent, vifs, forts, presque violents tant ils sont puissants. Gaël explique que cette chanson s'est faîte d'une traite, tous ensemble (sans enregistrement piste par piste). D'où l'énergie folle qui en ressort. Alors, à tous les maris qui me lisent, vous savez ce qu’il vous reste à faire. Je veux vous entendre lui crier : “Ma femme, c’est une bombe, une hécatombe. Quand elle passe dans ton monde, tous les gars tombent.”
Isambi est une chanson que Gaël écrit pour sa fille. “Révolution accomplie. Mon grand soir, le voici. Parce qu’on meurt tous un jour, je riposte par la vie. Isimbi, c’est ton nom. La perle éternelle, la neige des volcans sur le toit de ma terre mère. À la mère de ma fève, à ses talents d’orfèvre, la rosée de sa fleur et la perle de ma fièvre. Parce qu’on était, elle et moi ; parce qu’on s’aimait à l’étroit ; parce qu’il fallait être deux pour faire trois.
Alors voilà, c’en est fini pour ce premier album qui vous fera découvrir toute l’histoire et la construction de Gaël Faye. Je ne vous ai parlé jusqu’à présent que de Pili pili sur un croissant au beurre ; mais son second album paru en 2020, Lundi Méchant (que je n’ai cessé d’écouter en boucle), est aussi une véritable pépite. Très différent, avec des instrus beaucoup plus électro, mais tout aussi poignant.
Gaël semble ici venir nous chercher dans nos propres quotidiens. Avec ses titres Kerozen, NYC, Lundi Méchant ou encore The Only Way Is Up, il remet en question nos vies citadines. Où l’on semble tourner en rond comme de tristes vinyles. ”J’ai beau fermer les yeux, je ne m’échappe jamais du ciment, et au loin le chant des sirènes, ne vient jamais de l’océan.” Il met des mots sur tout ce qui accable, sur tout ce qui submerge. Sur tout ce qui parait absurde et fait perdre aux jours leur saveurs.
Alors dans ce quotidien assommant, il nous invite à reprendre notre souffle. Respire. À écouter dès que vous avez besoin d’un peu d’oxygène. ”S’échapper, déserter les rangs, s’évader des tapis roulants ; chercher le silence et l’errance, raccrocher, trouver sa cadence ; se foutre des codes, des routines étroites, quitter son rôle, les cases et les boîtes ; ne pas craquer, claquer, cramer, desserre ton col pour respirer. ”
Et après avoir repris son souffle, après avoir gagné en sagesse et en âge, si l’on dansait ? Et je dirais même mieux : si l’on chaloupait ? ”Malgré la vie, le temps passé, malgré la jeunesse fatiguée, personne ne pourra empêcher, nos corps usés de chalouper. ”
Juste après Chalouper vient Boomer, un de mes meilleurs souvenirs de concert. Au Zénith, en 2020. La chanson s’étend exceptionnellement sur huit minutes (il a fallu environ quatre bouteilles d’eau pour s’en remettre). Je suis sûre que vous pouvez recréer la même ambiance chez vous. Il ne reste plus qu'à faire boomer les boomers. Et souviens toi que : ”Si tu libères un peu ton esprit, ton cul suivra la mélodie.”
C’est cool nous amène ensuite dans le quotidien d’une jeunesse devant se construire au milieu des bombes, des guerres et de la violence (dans le premier couplet) ou encore au milieu de blog de béton, de publicités, et de réseaux sociaux (dans le dernier couplet). ”C’est cool, la jeunesse c’est cool, entre un mur qui tombe et deux tours qui s’écroulent, et ouais c’est cool, la jeunesse c’est cool”. Un texte teinté d’amertume. Qui rend compte d'une triste réalité.
Mais très vite, on relève la tête. Il est hors de question de se laisser abattre. Nous les vaincrons. Les ténèbres, les démons, les monstres, les assassins. Quoi qu'ils soient. Nous les vaincrons. Seuls et Vaincus, un poème de Christiane Taubira, est repris par Gaël Faye. Ce titre, dont Lueurs est le prolongement, constitue ce que j’aime appeler : une claque. Renversante. Foudroyante. Éblouissante.
« Je connais les entailles, les encoches de nos cœurs. Si leurs ténèbres m’assaillent, j’irai chanter mes lueurs. Invincible est notre ardeur, l’éclat de nos vies entêtées. Invincible est notre ardeur, éblouira vos en-dedans.”
Et quoi de puissant pour tenir bon que l’amour ? ”Médicament sans ordonnance, évidemment tu es l’évidence. Téléguidée par tes pouvoirs, auprès de toi chaque jour est victoire.” Une nouvelle déclaration, tout en douceur cette fois… ”Ô mi amor aux milles manies, vivre sans toi c’est mimer la vie. C'est les pêchés, pire, c’est l’hérésie, oh, c’est les loas loin d’Haïti. ”
(S’il y en a qui comme moi se demandent ce que sont les loas, il s’agit de divinités du culte vaudou à Haïti.)
(Et pour ceux qui comme moi se demandent ce qu'est le culte vaudou, c'est un mélange de traditions polythéistes africaines et de catholicisme.) (Et si vous voulez en savoir plus sur les traditions polythéistes africaines...)
Vous comprenez ici comment je me perds très vite sur Wikipédia. BREF.
Une fois cet amour célébré, l’énergie reprend de plus belle avec JITL (Jump In The Line). Alors sans hésiter, rentrons dans la foule danser sur ces jolis mots : ”J’ai chanté les hauts, j’ai chanté les bas, sans attendre la victoire ; inventer des mondes, réenchanter l’aube, sans entendre le grand soir.”
Puis viens Zanzibar. Ce titre, c’est une invitation à échapper à nos blessures d’enfance qui semblent ne jamais vraiment nous quitter. “Dis-moi, toi tu fais quoi du temps qui reste à vivre ? On se répare comment de tout ce qui nous abîme ?” “Il faut chercher en soi ce que son âme recèle. Des prières, des mantras, ce que la vie enseigne. Avant que nos corps ne cèdent comme des statues de sel. Dansons, sous les lumières du ciel.”
Et enfin, dernier titre de Lundi Méchant, Kwibuka (« se souvenir »). Une chanson en hommage au Rwanda. Aux ténèbres que ce pays à traverser. “De nos fosses profondes à nos points culminants, nous sommes debout maintenant, les cheveux dans le vent ; à conjurer le sort qu’un désastre engloutit, à se dire qu’on est fort, qu’on vient de l’infini.“ Un titre empli de douceur. De réconfort. De résilience aussi. “ Je rêve de vous. Vous, mes lumière invaincues“.
En peu de mots Lundi Méchant, c’est un condensé de rage, d’énergie, de soleil, et de poésie. Il nous remplit de forces insoupçonnées. Nous recharge. Nous remplit à bloc.
Nous voilà près à affronter tous nos lundis à venir.
Et pour finir cet article, après avoir plongé dans ses deux albums, faisons un petit tour du côté de ses EP (je ne vous présente ici que mes titres favoris) !
Dans Rythmes et botanique (2017), obligation d’écouter :
- Tôt le matin, ma plus grosse claque de tous les temps.
- Irruption, un texte volcanique sur les marginaux que rien n’arrête.
- À trop courir, une douce mélodie qui raconte la difficile tâche de s’accrocher à ses rêves.
Dans Des fleurs (2018), chalouper sur : Balades brésiliennes, ce titre est parfait pour débloquer les hanches de vos amis lors de vos prochaines soirées. (Attention néanmoins à ne pas confondre les noyaux d’olives avec les cacahuètes.)
Dans Mauve Jacaranda (2022), quatre textes incroyables :
- Taxiphone, récit d'un exil. “J’ai vu les fins de monde, les carnages, les lynchages à l’essence. Et j’observe les jeunes de mon âge, j’envie leur innocence“ ; “Faut avancer, me répète ma mère, mentalité de guerrière. Je suis cadenassé par mon passé, j’avance en marche arrière. “
- Des graines, hommage au peuple qui lutte, qui résiste de toutes ses forces aux dictatures. “On affronte le destin, chauffés à blanc sont les poings ; et l’on frappe, on riposte, le regard vers demain. Et l’espoir qui nous porte nous aide à tenir, on écrit aujourd‘hui les poèmes à venir. Bien qu’on tombe constamment sous le feu de leurs haines ; s’ils nous enterrent, ils perdront car nous sommes des graines. “
- Marée Haute. Parce que oui. L’amour, ça submerge. Ça déborde. Comme une marée recouvrirait une plage. Et puis, ça bout à l’intérieur. “Tant de démons sont sur nos côtes, veulent nous traîner dans la boue ; j’ai de l’amour à marée haute, sur le feu y’a l’eau qui bout. “
- Butare, ville au Sud du Rwanda vers laquelle cette mélodie nous transporte. On se retrouve dans le jardin de la grand-mère de Gaël, pour le petit-déjeuner. On est au soleil, entouré d’un coq et d’un chien à trois pattes. On sent presque l’odeur du pain trempé dans du thé, et on entend Mamie qui sert le lait. Cette chanson, c’est une parenthèse temporelle, un temps d’arrêt. Une journée à Butare.
J’espère que cet artiste vous touchera, vous fera danser, et vous fera voyager à travers ses mots et ses mélodies d’un autre monde.
Pour ceux qui ont Spotify, je vous ai préparé une petite playlist regroupant un peu tout ça ! https://spotify.link/pxTiPWq3PDb
Quel titre vous a le plus marqué ? :-)
À la semaine prochaine !
Tess