« Il n'y a qu'un problème philosophique vraiment sérieux : c'est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d'être vécue, c'est répondre à la question fondamentale de la philosophie. Le reste, si le monde a trois dimensions, si l'esprit a neuf ou douze catégories, vient ensuite. »
Bonjour à tous ! Ravie d’entamer cette troisième semaine de merveilles à vos côtés !
Sans grande surprise, nous allons à nouveau parler de… Camus ! Cette accroche que vous venez de lire, qui marque le début du Mythe de Sisyphe, je la trouve saisissante. Avant de réfléchir à quoi que ce soit (combien font deux plus deux, quel roi après Louis XIV, ou qu’est-ce que je mange à midi) est-ce que l’on pourrait me dire si, oui ou non, je dois rester en vie.
Si nous revenons rapidement sur l’article de la semaine dernière, nous étions arrivés à la conclusion que l’absurdité du monde n’était pas à fuir mais à accepter… Néanmoins, cela nous semblait difficile à faire, et ne semblait pas libérer une immense joie en nos cœurs… Alors aujourd’hui, tentons d’aller plus loin dans la pensée de Camus. Car celle-ci ne s’arrête pas là.
Rappelons-nous : L’Absurde est une philosophie selon laquelle la vie n’a aucun sens, notre existence est un labeur sans but. Une question sans réponse : « L’Absurde naît de cette confrontation entre l’appel humain et le silence déraisonnable du monde ». Afin d’illustrer sa philosophie, Camus choisit un mythe : celui de Sisyphe.
Chaque jour, Sisyphe doit gravir une montagne tout en portant un lourd rocher. Une fois arrivé au sommet, son rocher redescend aussitôt. Et Sisyphe doit à nouveau le porter. Telle est la condition de l’homme selon Camus. Une répétition de tâches vaines. Puis vient la mort. (Pas super réjouissant pour l’instant, je vous l’accorde... Mais je vous assure que ça vaut le coup de s'accrocher).
Camus affirme que nous devrions tous vivre comme Sisyphe, c’est-à-dire : en héros absurde. Je m’explique. Sisyphe réussit la magnifique double action de : ne pas rêver d’une vie meilleure ; et, de ne pas se plaindre de sa condition. Il refuse autant l’espoir que le désespoir. Sisyphe accepte sa condition, et faisant cela, il parvient à la dépasser. Tout en affirmant l’absurdité de l’existence, il choisit de continuer à avancer. Et c’est ce que Camus appelle : La Révolte.
Alors qu'il aperçoit sa pierre retomber aux pieds de la montagne, Sisyphe entreprend de retourner la chercher pour, une fois de plus, la porter au sommet. C’est en ce sens qu’il incarne la Révolte. Il fait tout ce qu’il lui est donné de faire. Il s’épuise à la tâche. Et c’est pourquoi il est héroïque.
Imaginez-vous médecin (vous êtes, par exemple, le docteur Bernard Rieux dans la Peste) (oui, je suis carrément en train de diverger vers un autre ouvrage) (ouvrage qui, d’ailleurs, attend depuis deux ans sur ma table de nuit) (parce que Virginie Grimaldi…c’est quand même plus facile à lire…) (bref) (imaginez-vous médecin). Face à des centaines et des centaines de malades, vous ne pensez pas : « Je ne vais jamais y arriver, autant m’en aller… ». Et, vous ne pensez pas non plus : « Allez, c’est parti, je vais sauver tout le monde à moi tout seul, c’est sûr ». Vous vous dîtes seulement : « Je vais tenter de sauver le plus de personnes possibles, faire tout ce qui ai en mon pouvoir ». Vous n’êtes ni défaitiste, ni idéaliste ; et vous choisissez de rester. De continuer à vous battre.
Voilà, la Révolte, c’est ça. Faire ce que l’on peut faire. Sauver ce que l’on peut sauver. Aimer ce que l’on peut aimer. Vivre tout ce qui nous est donné de vivre. Et continuer de s’émerveiller devant ce qui est beau et bon.
Refuser la croyance qu’un jour tout sera parfait (ici-bas ou dans un au-delà) ; tout en rejetant, de ton son être, l’abandon. Avoir conscience que cette Terre, cette vie, c’est tout ce que nous aurons. Vivre avec cette lucidité qui blesse. Et ne pas la fuir. Bien au contraire. La défier.
Accepter de ne peut-être rien tirer de ce monde, mais d’y mettre tout ce que l’on a.
Chers lecteurs,
Que la Révolte commence.
Si cet article vous à donner envie de lire l’œuvre : arrêtez-vous ici, et foncez l’acheter.
Sinon, comme je sais que Virginie Grimaldi vraiment parfois ça fait du bien, je vous laisse découvrir ci-dessous mes extraits favoris de l’œuvre (je vous préviens d’avance, ils sont nombreux !!) :
« Le sentiment de l’absurdité au détour de n’importe quelle rue peut frapper à la face de n’importe quel homme. »
Vous êtes-vous déjà demandé : ouhla… qu’est-ce que je fais là ? Si oui, dans quel contexte ? (Moi personnellement, c’était au beau milieu d’un supermarché…)
« Il arrive que les décors s'écroulent. Lever, tramway, quatre heures de bureau ou d'usine, repas, tramway, quatre heures de travail, repas, sommeil et lundi mardi mercredi jeudi vendredi et samedi sur le même rythme, cette route se suit aisément la plupart du temps. Un jour seulement, le « pourquoi » s’élève et tout commence dans cette lassitude teintée d'étonnement. »
Tout à coup, nous nous extirpons de notre quotidien, et la conscience que nous avons de celui-ci nous en sépare.
« Et qu’est ce qui fait le fond de ce conflit, de cette fracture entre le monde et mon esprit, sinon la conscience que j’en ai ? »
Nous nous voyons vivre, nous nous observons agir, et soudainement nous nous sentons perdu. Nous n’y trouvons plus de sens. Nous sommes envahis par l’Absurde :
« Ce divorce entre l’homme et sa vie, l’acteur et son décor, c’est proprement le sentiment de l’absurdité, l’aspiration au néant. »
Nous ressentons qu’au fond rien ne fait sens… mais cela veut-il vraiment dire qu’il faudrait tout arrêter ? Camus rejette cette idée :
« Refuser un sens à la vie conduit forcément à déclarer qu’elle ne vaut pas la peine d’être vécue ? En vérité, il n’y a aucune mesure forcée entre ces deux éléments »
Selon Camus, on fuit l’absurde par ce qu’il appelle le saut. Le suicide en est un (je refuse l’irrationnel). Les religions en forment un autre (je divinise l’irrationnel). Comme certaines choses dépassent la mesure humaine, il faut donc que ce soit surhumain, mais ce donc est de trop.
« Ainsi ce que l’homme absurde exige de lui-même, c'est de vivre seulement avec ce qu'il sait, de s'arranger de ce qui est, et ne rien faire intervenir qui ne soit certain. On lui répond que rien ne l'est. Mais ceci du moins est une certitude. C'est avec elle qu'il a affaire : il veut savoir s'il est possible de vivre sans appel. »
La seule chose que je sais, c’est que je ne sais rien (petit coucou de la part de Platon). La question étant, peut-on vivre en acceptant cela ?
« Va-t-on mourir, échapper par le saut, reconstruire une maison d’idées et de formes à sa mesure ? Va-t-on au contraire soutenir le pari déchirant et merveilleux de l’absurde ? »
Si l’on reconnait que rien n’a de sens, que tout nous dépasse, toute belle chose au sein de l’univers prend une valeur immesurable. On peut s’émerveiller de ce monde absurde.
« Le corps, la tendresse, la création, l’action, la noblesse humaine, reprendront alors leur place dans ce monde insensé. L’homme y trouvera enfin le vin de l’absurde et le pain de l’indifférence dont il nourrit sa grandeur ».
L’homme pourra alors rejeter le suicide :
« Vivre, c'est faire vivre l'absurde. Le faire vivre, c'est avant tout le regarder. (…) L'une des seules positions philosophiques cohérentes, c'est ainsi la révolte. Elle est un confrontement perpétuel de l'homme et de sa propre obscurité. Elle est exigence d'une impossible transparence. Elle remet le monde en question à chacune de ses secondes. (…) Elle est cette présence constante de l'homme à lui-même. Elle n'est pas aspiration, elle est sans espoir. Cette révolte n'est que l'assurance d'un destin écrasant, moins la résignation qui devrait l’accompagner.
C'est ici qu'on voit à quel point l'expérience absurde s'éloigne du suicide. On peut croire que le suicide suit la révolte. Mais à tort. Car il ne figure pas son aboutissement logique. Il est exactement son contraire. (…) A sa manière, le suicide résout l'absurde. Il l'entraine dans la même mort. Mais je sais que pour se maintenir, l'absurde ne peut se résoudre. Il échappe au suicide, dans la mesure où il est en même temps conscience et refus de la mort. (…) Le contraire du suicidé, précisément, c'est le condamné à mort. »
Le condamné à mort (on peut par exemple penser à Meursault) incarne la révolte. Il sait qu’il va mourir (conscience de la mort), mais décide de rester jusqu’au bout et de ne pas se précipiter vers son terrible avenir (refus de la mort par le suicide).
« Conscience et révolte, ces refus (de sauter) sont le contraire du renoncement. Tout ce qu'il y a d'irréductible et de passionné dans un cœur humain les anime au contraire de sa vie. Il s'agit de mourir irréconcilié (des questions plein le cœur) et non pas de plein gré. Le suicide est une méconnaissance. L'homme absurde ne peut que tout épuiser, et s'épuiser (prendre ce qu’il a à prendre, donner ce qu’il a à donner). L'absurde est sa tension la plus extrême, celle qu'il maintient constamment d'un effort solitaire, car il sait que dans cette conscience est dans cette révolte au jour le jour, il témoigne de sa seule vérité qui est le défi.
Cette révolte donne son prix à la vie. Étendue sur toute la longueur d'une existence, elle lui restitue sa grandeur. Pour un homme sans œillères (qui regarde le monde tel qu’il est), il n'est pas de plus beau spectacle que celui de l'intelligence aux prises avec une réalité qui le dépasse. Je comprends alors pourquoi les doctrines qui m'expliquent tout m'affaiblissent en même temps. Elles me déchargent du poids de ma propre vie, et il faut bien pourtant que je le porte seul. »
Camus entend que les religions nous soulagent du poids de nos existences en nous apportant la croyance d’une aide divine. Hypothèse que Camus écarte :
« Oui, l’homme est sa propre fin. Et il est sa seule fin. S’il veut être quelque chose, c’est dans cette vie. »
Selon lui, le révolté tente de vivre uniquement avec ce qu’il a ici-bas.
« Ce qui importe, ce n’est pas la vie éternelle, c’est l’éternelle vivacité ». (phrase de Nietzsche citée par Camus)
L’éternelle vivacité. Le désir de se donner tout entier à la tâche de vivre.
« Pour l’homme absurde, il ne s’agit pas d’expliquer et de résoudre, mais d’éprouver et de décrire. (…) L’explication est vaine mais la sensation reste. »
Je ne peux pas expliquer le monde (son origine, l’ensemble de ses phénomènes, etc.) mais cela ne m’empêche pas d’y vivre, de l’éprouver, de le décrire, de m’émerveiller.
« Travailler et créer pour rien, (…) savoir que sa création n’a pas d’avenir, (…) nier d’un côté et exalter de l’autre, c’est la voie qui s’ouvre au créateur absurde. Il doit donner au vide ses couleurs. »
L’artiste célèbre l’Absurde. Il se contente de ressentir sans chercher à expliquer pourquoi cette couleur, et non pas une autre. Pourquoi ce trait, et non pas un autre. Je ne sais pas. Peut-être juste parce que c’est absurde et beau.
Je vous souhaite une belle semaine !!
À bientôôôôôttt