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Merveille n°2 : L’Étranger

Dernière mise à jour : 23 sept. 2023





« Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J’ai reçu un télégramme de l’asile : « Mère décédé. Enterrement demain. Sentiments distingués. » Cela ne veut rien dire. C’était peut-être hier. »


Ce célèbre incipit illustre tout à fait l’atmosphère de l’ensemble du roman. Une atmosphère de malaise. D’incompréhension. D’incohérence. Meursault apprend la mort de sa mère et, alors que l’on s’attendrait à ce qu’il exprime de la tristesse, il semble se focaliser uniquement sur la date exacte de son décès. Étrange.


Au fil des pages, Meursault continue de nous déstabiliser. Par son comportement, sa manière de s’exprimer, froide et dénuée de sentiment apparent, par sa manière d’être. Il semble avoir une nature telle que ses sensations physiques dérangent souvent ses sentiments :

« J'étais occupé à éprouver que le soleil me faisait du bien. » (VI, partie 1)

« Je me sentais un peu malade et j'aurais voulu partir. Le bruit me faisait mal. » (II, partie 2)


Détaché de tout, rien ne semble avoir d''importance à ses yeux :


« Il m'a demandé si je voulais être son copain. J'ai répondu que cela m'était égal. » (III, partie 1)

« Elle m'a demandé si je l'aimais. Je lui ai répondu que cela ne voulait rien dire et qu'il me semblait que non. » (IV, partie 1)


Il devient alors difficile de s'identifier au personnage. Dans son essai sur le Roman, L’Ère du soupçon, Nathalie Sarraute parle d’un « je » énigmatique. Un « je » dont on ne sait rien. Un « je » pour qui tout est hypothèse. Meursault est un étranger à son propre lecteur.


Au cours de l’histoire, Meursault est amené à retrouver sur une plage un homme ayant causé du tort à un de ses amis. Alors que ce dernier le menace d’un couteau, il le tue à l’aide d’un revolver.


« Il m’a semblé que le ciel s’ouvrait sur toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu. Tout mon être s’est tendu et j’ai crispé ma main sur le revolver. La gâchette a cédé, j’ai touché le ventre poli de la crosse, et c’est là, dans le bruit à la fois sec et assourdissant, que tout a commencé. » (VI, partie 1)


Camus parvient, dans ce passage, à nous faire ressentir tout le poids du soleil accablant, et l’importance qu’il semble avoir dans le déroulement des évènements. Meursault y est particulièrement sensible et ne semble presque plus maître de lui-même.


Suite de cela, Meursault est emprisonné, et nous assistons à son procès. Lors de ma première lecture de l’œuvre, je soutiens le procureur souhaitant condamner Meursault à mort. Car en effet, cet homme est un meurtrier parfaitement insensé, insensible, imprévisible. Il semblerait même que la mort de sa mère ne lui est fait ni chaud ni froid !


Sans le savoir, je suis précisément en train d’adopter ce que Camus dénonce : je condamne ce qui ne me ressemble pas. J’associe différent à dangereux. C’est ainsi que Camus résume son roman : « Dans notre société, tout homme qui ne pleure pas à l'enterrement de sa mère risque d'être condamné à mort. »


Bingo. Je suis tombé en plein dans le panneau.


J’ai en fait été confrontée à un personnage absurde, qui me dépasse. J’ai cherché à le comprendre, à le faire rentrer dans mes codes. Et n’y parvenant pas, je l’ai condamné. J'ai fui.


Je ne le savais pas encore... mais ce sentiment de malaise provoqué par Meursault, sentiment que j'ai cherché à fuir, c’est ce que Sartre appelle : la première rencontre avec l’Absurde.


Mais… qu’est-ce que l’Absurde ? Est-il vraiment à fuir ?


Dans le dernier chapitre, Meursault reçoit en prison la visite d’un aumônier, mais il refuse de l’écouter. Il refuse de croire en un dieu. Il refuse de croire en une vie dans l’au-delà. Il refuse de fuir l’absurdité du monde, quelque chose que l'aumônier considère impossible à supporter pour un homme :


« N'avez-vous donc aucun espoir et vivez-vous avec la pensée que vous allez mourir tout entier ? »

« Oui. »

« Aimez-vous donc cette terre à ce point ? (...) Non, je ne peux pas vous croire. Je suis sûr qu'il vous est arrivé de souhaiter une autre vie. »

« Une vie où je pourrai me souvenir de celle-ci. » (V, partie 2)


Et alors qu’il s’apprête à être exécuter, Meursault semble être envahie par un immense sentiment de paix.


« Comme si cette grande colère m’avait purgé du mal, vidé d’espoir, devant cette nuit chargée de signes et d’étoiles, je m’ouvrais pour la première fois à la tendre indifférence du monde. De l’éprouver si pareil à moi, si fraternel enfin. J’ai senti que j’avais été heureux, et que je l’étais encore. » (V, partie 2)


L’Absurde serait alors… à accepter ?


Je ne sais pas vous. Mais ce constat ne me satisfait pas du tout ! L’Absurde est une philosophie selon laquelle l’homme n’a aucune raison d’être, n’a aucun but, ne trouve, et ne trouvera jamais aucune réponse à ses questions.

Accepter cette idée... c'est carrément déprimant !! Moi en tout cas, je me sens pas du tout entrer pour la première fois dans la tendre indifférence du monde.


Si la vie n'a aucun sens... comment la vivre ?



Suite au prochain épisode.


Indice : on va parler d'un homme et de son rocher.







En attendant, je vous invite à relire L'Etranger avec cette nouvelle perspective : Meursault, une confrontation à l'Absurde. Vous constaterez que cette oeuvre regorge de phrases qui viennent souligner l'absurdité de nos vies :


« Pour faire quelque chose, j'ai pris un vieux journal et je l'ai lu. » (II, partie 1)

Comme si l'on devait se divertir dans cette vie absurde, et que l'on cherchait constamment à tuer le temps.


« La journée a tourné encore un peu. » (II, partie 1)

Phrase qui peut nous faire penser au cycle monotone du quotidien, à la répétition des jours.


« Pourquoi ? Pourquoi avez-vous tiré sur ce corps inerte ? (...) Pourquoi ? il faut que vous me le disiez » (I, partie 2)

Et Meursault ne répond rien. Alors parfois... il n'y aurait pas d'explication ? Il y aurait des comportements et des évènements... absurdes ? Qui n'ont pas de sens ?



Tentez aussi de relever tous les passages où Camus dénonce l'absurdité du jeu social, des arguments avancés par le procureur, et de la peine de mort :


« En quelque sorte, on avait l'impression de traiter cette affaire en dehors de moi »(IV, partie 2)

Meursault assiste à son procès en spectateur. Tout semble joué. Chacun connait son rôle. Mais lui refuse de jouer le sien.


Procureur : « Messieurs les jurés, le lendemain de la mort de sa mère, cet homme prenait des bains, commençait une liaison irrégulière, et allait rire devant un film comique. Je n'ai rien de plus à vous dire. »

Avocat : « Enfin, est-il accusé d'avoir enterré sa mère ou d'avoir tué un homme ? »

Procureur : « J'accuse cet homme d'avoir enterré une mère avec un coeur de criminel. » (III, partie 2)

Demandez-vous alors à votre tour : de quel côté auriez-vous penché ?


« La machine est au même niveau que l'homme qui marche vers elle »

La guillotine (et ceux qui décident de son utilisation) ne vaut pas mieux que l'assassin qu'elle s'apprête à tuer.



Enfin, vous serez surpris, et peut-être touchés, par la lucidité, l'honnêteté et le pragmatisme de Meursault :


Son patron lui propose un nouveau travail... « Il m'a demandé alors si je n'étais pas intéressé par un changement de vie. J'ai répondu qu'on ne changeait jamais de vie » (V, partie 1)

La réponse de Meursault m'a coupée net. C'est vrai que l'on dit « changer de vie » pour changer de travail, changer de partenaire, changer de lieu de résidence, etc. Mais... quand y pense, cette expression est absurde !



À la semaine prochaine ;-)

























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